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L’HYPOTHÈSE D’UN VOYAGE

Par Rebecca François, octobre 2012

Sortir de son lit, en parlant d’une rivière a vraisemblablement été trouvé par l’artiste dans le dictionnaire Le Littré à la définition du mot « DIVAGUER ». L’expression, reprise en titre de cette série d’exposition, bascule l’action dans un domaine qui va à l’encontre du bon sens coutumier. La tournure imagée à forte puissance poétique figure en effet un état étrange, celui d’errer à l’abandon, de perdre l’espace d’un instant la raison, de laisser libre cours au cheminement de son imagination sans bouger d’un pouce, puis de tout oublier. Un trope, en déviant la signification initiale des termes employés, insiste sur l’indétermination et l’interpolation de sens au détriment de l’univocité et de la vraisemblance. Les incohérences sont parfois révélatrices des plus grands mystères. Aussi, on pourrait dire que l’ensemble de l’œuvre d’Emmanuel Régent fonctionne ainsi, comme un trope incertain, une approche méthodique invérifiable, une démonstration provisoire aux conséquences insoupçonnées. À nous de compléter les blancs du papier… Les dérivations souterraines et les rapprochements filigranés par l’artiste esquissent un univers instable et flottant initiateur de surprenants renversements et de débordements latents.

Anachronique et attractive, l’image est toujours réversible ; elle jette le trouble sur ses intentions. Ici, tout n’est qu’ambiguïté et fiction, optimisme et pessimisme, banalité et rareté, beauté et étrangeté voire atrocité. L’indécision et le doute trônent inexorablement. Désormais, les « Antiquités grecques » ont laissé place au soulèvement d’un peuple. Les banderoles sont vides de sens. L’attente routinière et perpétuelle devient une normalité glaciale et suspicieuse. L’escapade en bateau dérive en une traversée clandestine. La vue d’un tunnel creusé dans la roche renvoie à l’appel sombre et lancinant lancé par le néant. Même les montagnes, les rochers et les mers semblent pouvoir nous submerger. À présent, la beauté est sordide. Les foules muettes se dirigent vers la mort et la rafle d’or a un goût amer. Un détail et, tout peut basculer. J’avais oublié,  cet aveu de tous les jours sonne dorénavant comme une menace à retardement.

Emmanuel Régent s’infiltre dans le réel et prend la tangente avec la divagation comme matière première. Ces objets (qu’il nomme sculptures, peintures et dessins) décrivent des trajectoires inattendues connectant la banalité du quotidien à l’apparition enchanteresse et surnaturelle. Ensemble, les reliques participent d’un imaginaire futuriste provenant d’une minéralogie factice et intime. Une boule de papier d’aluminium fait office de planète échouée. Plus loin, des sortes de météorites jusque là jamais observées : un polyèdre en inox ; des pierres recouvertes d’argent ; un squelette d’une grappe de raisin dépecée, passée à l’or fin, immortalisée, magnifiée. Là, le vestige d’un mur de blocs géométriques en inox, un Rubik’s cube® aux éclats épars, une architecture primitive de haute technologie, une ruine subaquatique inaltérable : fragment, fiction ou reconstitution ?

Cependant, dans ce palimpseste, tout lyrisme est évincé au profit de gestes mécaniques, laborieux et minutieux. Mettant en doute le pouvoir triomphant et illusionniste des images, Emmanuel Régent préfère la transparence des procédés de fabrication à l’innovation.  Ici, les effets spéciaux usent des Low-tech. Dessiner quotidiennement une multitude de petits traits noirs parallèles très étriqués, tous à peu près de même longueur regroupés en amas pour former des figures émergeant du territoire vierge du papier. Enrouler deux kilomètres d’un rouleau d’aluminium ménager, et donner forme, après un rituel particulier, à une sphère de près de 30 kilos. Ensevelir un portrait ou un bouquet de dieffenbachias derrière une succession de couches de peinture aux couleurs différentes jusqu’à ce que les motifs deviennent à peine discernables pour un arpenteur attentif.  Créer son propre voile et le Saint Suaire. Gratter, creuser les vestiges d’une autre temporalité, des Pensifs aux auras miraculeuses jusqu’aux peintures excavatrices de couleurs luminescentes tapies derrière la sédimentation d’aplats monochromes variés. Avec les Nébuleuses, Emmanuel Régent compose presque à l’aveugle. Poncer, cette idée lui est venue en entretenant la coque de son voilier. L’enfouissement et l’excavation permettent, comme l’oubli et le souvenir, les plus merveilleuses découvertes et remontées dans le temps. La mise en place de ces dispositifs vise à appréhender la suspension du temps comme sa sauvegarde et ses possibles devenirs. En faisant l’éloge de la lenteur (aussi bien dans la réflexion que dans la production), Emmanuel Régent convoque des techniques qui permettent de heureux hasards. L’automatisme et l’aléatoire sont deux notions primordiales car elles sont le moteur d’une sérendipité.

Oui, Emmanuel Régent travaille par sérendipité. Malgré la sonorité bizarre de ce mot venant de l’anglais Serendipity, ce dernier ne renvoie pas à une tare mais bien à une aptitude à faire des découvertes inattendues. En dessinant, en ponçant, en marchant ou en attendant, Emmanuel Régent s’évade, connecte instantanément des informations entre elles, procède par induction et non-dit, déterre tout autre chose. Les découvertes inopinées sont le fruit d’un savant mélange fait d’accident, d’intelligence et d’égarement. Cette « bizarrerie de la providence », pour reprendre une expression de  Voltaire dans Zadig ou la destinée, n’existerait pas sans l’expérience empirique, l’observation curieuse et minutieuse,  l’imagination mais aussi une somme d’échecs et de retours en arrière, une capacité à voir autrement. De l’habitude naît parfois un déclic que l’on n’attendait pas. Pensons à Galilée ou à Newton ; beaucoup de découvertes scientifiques ont été percées de manière presque fortuite. Mais la sérendipité va aussi de pair avec l’association de sens, l’aléatoire, l’hypertexte et le zapping. Emmanuel Régent n’a pas peur de se disperser, il a Le réflexe du parachute, il est un découvreur d’interstices hypothétiques.

L’artiste sauvegarde, sample, détourne et archive, tente de capter « l’éternel du transitoire » , se réfère autant à l’actualité et à l’air du temps, qu’aux techniques les plus ancestrales et rudimentaires. Il connecte toujours la reprise à l’invention, le fait réel au virtuel. Il ne cite pas, il évoque, entremêle une pluralité de temporalités évinçant tout repère. Le grésillement graphique et pictural de ses œuvres rappelle autant les neiges parasites de nos premiers téléviseurs ou les interférences radiophoniques que le grain du pixel (unité matricielle de  l’image numérique) et le bruit du rayonnement fossile, présent à la création de l’univers. La surexposition fait écho à l’aplatissement des images et au rétroéclairage des écrans numériques comme aux flashs lumineux produits par une explosion ou la foudre ; l’irradiation luminescente en appelle à la vision thermique d’objets non identifiés comme aux manifestations interstellaires et bien sûr au big bang.
L’astronomie avec toute la mythologie qui en découle traverse l’œuvre d’Emmanuel Régent ; elle, qui suscite depuis toujours la curiosité et l’engouement collectifs, avec des phases particulièrement frénétiques jalonnant notre connaissance de soi et du monde, de Copernic jusqu’aux  nouveaux modes de captation et d’exploration spatiales (onde, photo, infrarouge). Le si considéré « Sans titre » n’est pas légion ici. Les escabeaux en étoile se nomment Déneb du Cygne, une constellation brillante et magistrale. Valles Marineris fait référence à la plus vaste région de canyons connus et mesurés suite à l’exploration de la planète Mars en 2004. L’exposition Le triangle de Vespucci évoque un groupe d’étoiles découvert au XVème siècle par le marchand et navigateur florentin Amerigo Vespucci qui fut vraisemblablement le premier à considérer l’existence d’une nouvelle contrée, l’Amérique du Sud . La captation audio des premiers pas de l’Homme sur la Lune est retransmise à rebours comme un message crypté qui nous bercerait dans une douce comptine à la fois familière et hostile. Au mur, les peintures sont de la famille des Nébuleuses et portent, à l’instar des ouragans, des prénoms féminins : Giulia, Angèle…. Synthétisant les projets démesurés, fantasmés ou avortés de l’artiste, Mes plans sur la comète constituent un formidable satellite de la planète de l’artiste.

Ce travail est empreint aussi bien d’une fascination pour les images issues des nouvelles avancées technologiques (informatiques, spatiales et médicales) que d’un questionnement sur leur statut à l’ère de leur dématérialisation. Dans une société où les images sont prêtes à être consommées, où tout n’est qu’immédiateté, l’artiste réfléchit à d’autres postures perceptives. Ce qu’il transmet, n’engendre pas une vision synoptique. La perception n’y est pas immédiate ; elle s’active à partir de détails insignifiants : déposer son souffle sur un plexiglas immaculé ; regarder de plus près cette peinture en apparence monochrome ; déceler, sur le mur blanc de la cimaise, cette découpe en verre. L’oeuvre donne à voir ce que l’on ne voit plus, ce qui, dans le quotidien, nous échappe. Elle sollicite la participation physique et mentale du spectateur. Elle requiert plus qu’une observation attentive, elle induit un regard de biais, « en oblique », pour reprendre une expression de l’architecte Claude Parent. Elle nous invite à contourner, à éviter les reflets, à s’approcher et prendre le recul nécessaire, à voir en mouvement, à imaginer. Elle réaffirme la présence du spectateur face à l’œuvre dans la durée. Et surtout, elle laisse le champ d’interprétation ouvert. À chacun (de tout temps et de toutes régions), d’en faire sa propre histoire.

Un mur au lettrage adhésif, non plus explicatif comme on en voit souvent dans les expositions, mais indéchiffrable. L’intention pédagogique demeure mais le sens s’est évaporé ; l’inscription a été grattée. Derrière cette écriture inconnue se cache l’outil informatique générant son propre discours, celui du  « remplissage automatique » d’une page, d’un texte qui,  électroniquement, s’auto-écrit et qu’Emmanuel Régent tente en vain de parasiter.

Si Emmanuel Régent pose un regard conscient sur l’échec de l’utopie moderniste, il espère, toutefois encore, espérer. Il nous rend bien plus que les soucoupes volantes qu’on nous avait promises ; il nous rend le plaisir et l’émotion que peuvent provoquer la découverte et la croyance, mais une croyance consciente de l’histoire dans toute son épaisseur, non plus désabusée, ironique et amnésique.

Ce ré-enchantement du monde passe par sa capacité à susciter aussi bien le souvenir que l’émerveillement, prémices de tous les possibles. Ruines, hachures, brides et manques élaborent une archéologie du futur faite d’oscillation et de mystère. Ces précieuses vanités, fossiles et images d’un autre temps, parlent d’un territoire spatio-temporel originel, moderne et actuel qui n’est ni l’immédiateté de notre présent, ni un passé nostalgique, ni une projection dans le futur, mais bien les trois intrinsèquement enchevêtrés, un présent qui pourrait être le passé d’un avenir où les détails rejoindraient l’immensité perpétuelle, où microcosme et macrocosme ne ferraient qu’un. À l’image du ciel, des étoiles et de l’énergie fossile, ici aussi les temporalités et les spatialités fusionnent. Avec un point de vue quasi cinématographique, l’association de cette pluralité d’objets dans l’espace d’exposition invite à une déambulation mêlant science, réalité et fiction. L’anticipation mentale et rétroactive fonctionne comme un parcours mémoriel dans la concrétion des images comme du monde. Ce panorama ontologique parle de notre manière d’être et de notre société (la critique sociale et la notion de crise sont toujours sous-jacentes) comme de l’origine et de l’évolution de l’univers, du sens caché voire occulte de certaines manifestations aussi bien humaines, terrestres que célestes. Il contient l’hypothèse d’un voyage dans le bruissement de l’univers.