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COURANTS CONTRAIRES

Par Patrice Joly, octobre 2012

Pourquoi passer un temps fou à recouvrir une toile de multiples couches de couleur afin de lui donner une teinte homogène pour ensuite venir détruire ce patient travail de finissage d’un rendu parfaitement monochrome ? Après tout, le monochrome a conquis ses quartiers de noblesse depuis qu’une multitude de peintres de renom s’y sont adonnés, transformant ce qui n’était qu’une peinture de genre en l’un des passages obligés de la peinture contemporaine. Préserver cet enfouissement de couches de peinture multicolore pour n’en conserver que l’apparence finale sans en dévoiler la provenance eût été déjà fort intéressant du point de vue du monochrome, contribuant à rejouer une histoire sans cesse renouvelée des liens entre le monde et son appréhension par la peinture et participant ainsi de la représentation d’une réalité dérobée à la connaissance du public, sorte de métaphore du secret d’état ou de la lisséité du design industriel dissimulant des mécanismes complexes. Cette technique qu’Emmanuel Régent utilise dans un premier temps pourrait le rapprocher de certaines écoles de peinture qui s’intéressent aux variations du monochrome, le faisant dialoguer par exemple avec le minimalisme d’un Olivier Mosset… Sauf qu’Emmanuel Régent ne se présente pas comme un défenseur du resserrement du propos pictural. Le traitement que fait subir l’artiste à la toile dans un deuxième temps aurait plutôt tendance à le ranger du côté des « iconoclastes » du monochrome si cette appellation n’était aberrante, le monochrome étant par définition de l’iconoclastie à l’état pur. En revenant sur cette première phase qui imprime à la toile son intégrité colorée et en attaquant la surface avec la violence que lui confère l’utilisation de la ponceuse, Régent fait réémerger des motifs plus ou moins facilement identifiables : la série des Nébuleuses à laquelle il octroie en sous-titre un prénom féminin permet de « réincarner » chaque toile en laissant aussi supposer un rapport de proximité avec les personnes évoquées. Ainsi, après être allé dans le sens d’une pure abstraction monochromique, il rebrousse chemin vers une figuration brouillée d’une confusion langagière entre ce qui relève du générique (la nébuleuse) et du familier (les prénoms). L’attribution d’un prénom renvoie à la désignation utilisée par les premiers astronomes arabes, tandis que le substantif joue sur le double sens du terme, à la fois constellation et imprécision optique : la nébuleuse, amas d’étoiles distant, se reforme sur l’écran de l’ordinateur après de multiples traitements et se confond avec les pixels de ce dernier. Le détour par le monochrome qui apparaît de prime abord plutôt déconcertant, permet somme toute de produire une représentation du réel assez fidèle.

Emmanuel Régent privilégie un rapport au monde qu’il développe à travers une multitude de pratiques pour répondre à des projets spécifiques : la plupart de ceux-ci proviennent de rencontres dûes au hasard (comme une pierre immergée aperçue lors d’une plongée) et déboucheront nécessairement sur l’utilisation du médium ad hoc (en l’occurrence ici la sculpture). Il n’est lié à aucun d’entre eux de manière absolue même si l’on retrouve chez lui une très forte propension à la peinture ou au dessin, encore que cette affinité envers ces deux-là corresponde plus au désir d’une exploration formelle très poussée à un moment donné qu’à l’affirmation d’une identité de peintre ou de dessinateur : une démarche proche d’un Francis Alÿs, faite de déambulation à travers les accidents du paysage, de la ville, de la destinée, en quête d’événements mais sans pour autant les provoquer, dans une attitude de grande réceptivité. Quand bien même Régent semble fortement marqué par la proximité de la mer et de ses reliefs, c’est encore parce que la côte participe du décor de son existence et qu’il lui a semblé naturel de retranscrire l’extraordinaire « graphogénie » de sa découpe via le médium le plus immédiat dans sa mise en œuvre : question d’adéquation entre une forme projetée et le temps de sa réalisation, de correspondance entre le lent travail du dessin au trait et les allées et venues journalières du promeneur le long du littoral, entre l’infinie patience nécessaire au remplissage des vides et l’incessant labeur du ressac… On retrouve cet épuisement dans les gestes de son art envisagé désormais comme un véritable travail – au sens étymologique de pénibilité – plutôt que comme une source de plaisir : le ponçage de la toile lestée par les épaisseurs d’acrylique (Nébuleuse) renvoie à un travail physique intense, loin de la caresse du pinceau aux accents beaucoup plus sensuels, la répétition du feutre nécessaire à la composition du dessin entre en résonance avec la dimension sisyphienne de la boule d’aluminium (Décisif) dont la fabrication nécessite elle aussi plusieurs heures de roulage. Ce travail aussi exténuant qu’absurde rappelle cette performance où Francis Alÿs, encore lui, fait glisser dans les rues de Mexico un énorme bloc de glace sous une chaleur torride, jusqu’à ce que la glace disparaisse sous le double effet du frottement contre le bitume et des rayons du soleil : là encore il est question d’être à contre-courant d’une idée généralement admise qui voudrait que l’art obéisse à un principe de plaisir. Quand Régent remplit la surface de la feuille de multitudes de traits au feutre – qui ne sont pas sans rappeler la manière dont les prisonniers recouvrent les murs de leur cellule pour compter les jours – il s’oppose à la rapidité du dessin, à sa capacité à saisir une scène dans l’instant. Les espaces vides autour de ces faux aplats permettent au spectateur de fuir la lourdeur du sujet : ses dessins de files d’attente font penser aux moments sombres de l’histoire, pays de l’est d’avant la chute du mur, camps de concentration de l’hiver nazi ou de réfugiés plus proches de nous. La dramatisation du sujet renvoie ici à la lassitude de la répétition du geste, quand par ailleurs les blancs font état de possibles diversions : le format à taille humaine incite encore plus à l’inclusion du spectateur dans l’espace du dessin, aussi bien dans sa dimension d’enfermement que dans ses appels à l’évasion. 

La découverte au fond de la mer d’une pierre enfouie met en œuvre un processus qui s’avère récurrent chez Régent. Valles marineris est le fruit d’une rencontre inopinée avec cette pierre qui donne naissance à la réalisation de son alter ego en inox puis à l’élaboration d’un mur monumental, résultat de l’agrégation de briques construites sur le même modèle. L’érection d’un mur est un geste premier en matière de sculpture, cependant, ici encore, Régent ne se confronte pas à l’historicité du médium même s’il se détache nettement de la tendance du moment qui consiste en l’utilisation de matériaux pauvres, dans une revisitation un peu pesante de l’arte povera : l’inox est le symbole de la résistance à la corrosion et au passage du temps, il est l’exact opposé de la pierre friable et de ce fait contredit un rapport attendu entre forme et matière. De même que pour le monochrome, Régent déconstruit ici une certaine linéarité des avancées sculpurales en proposant des scénarios déviants. La prégnance de ces derniers se traduit autant par une mise en lumière des vides via un pur effet d’éblouissement optique (voir le surgissement de la « lumière » au centre des Nébuleuses) que par l’utilisation de dispositifs plus métaphoriques. Mes plans sur la comète, qui relie parfaitement la représentation de l’objet céleste via l’utilisation de feuilles dédiées à la réalisation d’architectures bien réelles en est le meilleur exemple ; cette pièce est très proche de Facinils (Odiam), condensé de toutes les préoccupations de l’artiste en matière d’esquive intentionnelle : sorte d’ouvroir, non de littérature potentielle1, mais de toutes les interprétations possibles, Odiam se présente formellement comme le fameux texte d’« explication » qui trône désormais à l’entrée de chaque exposition, sauf que le texte en question est doublement illisible parce que partiellement gratté comme s’il annonçait le démontage en cours de cette dernière et qu’il est composé du fameux « lorem ipsum2 », synonyme, en matière d’imprimerie, d’attente du véritable énoncé à venir : comme si l’artiste tenait à signifier de manière claire mais cependant brouillée qu’il appartenait toujours au spectateur de déchiffrer lui-même le « texte » de l’exposition. 

1 En référence à l’Ouvroir de Littérature Potentielle, le fameux OuLiPo de Pérec et ses amis.
2 C’est ainsi que les professionnels de l’édition désignent le faux texte qui remplit la maquette du graphiste en vue d’anticiper la taille qu’occupera le véritable texte dans l’édition définitive.