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COMMANDE PUBLIQUE
POUR LE MÉMORIAL DE RIVESALTES

Salses-Le-Château, 2015

Architecture de Rudy Ricciotti – Collection 1% artistique de la région Languedoc-Roussillon

exposition rivesaltes
deux dessins file d'attente

À propos de la commande publique du Mémorial de Rivesaltes :

« Dans mes dessins, peintures et sculptures, je m’interroge depuis un certain nombre d’années sur ce qui représente la lenteur, la disparition, l’absence ou le manque. Un questionnement qui rejoint assez naturellement les enjeux du Mémorial du camp de Rivesaltes dans le cadre de cette commande publique.

Respecter la ligne d’horizon du site de Rivesaltes représente un aspect important dans ce projet de réaménagement. Aucune élévation architecturale ne paraît possible car rien ne peut dépasser l’horreur vécue sur ce lieu. Le bâtiment conçu volontairement à l’horizontale par l’architecte Rudy Ricciotti fait penser à une poutre effondrée, un monolithe couché qui fait acte de résistance en s’inscrivant dans la terre comme une cicatrice. Certaines cicatrices sont belles ; l’enjeu de ce projet se situe peut-être là aussi. En effet, comment rendre compte plastiquement d’un drame ? Quelles formes peuvent s’inscrire avec autonomie dans un contexte aussi difficile ? Quelle est la place de l’artiste dans un tel projet ?

Il s’agit pour moi de penser un geste de mémoire restituant les différentes périodes du camp de Rivesaltes, dans une forme active orientée vers l’avenir. Il me semble que l’intervention doit inviter le visiteur à se questionner sans qu’il soit submergé de bonnes intentions démagogiques. Il ne s’agit pas de séduire par la compassion et la culpabilité, ou de provoquer des jugements faciles qui nous éloignent du contexte et des réalités d’une époque passée. Chaque homme peut-être à la fois victime et bourreau, l’horreur commise n’apparaît pas toujours comme telle au moment des actes, et l’Histoire nous a démontré que peu d’hommes se sont soulevés aux premiers temps des drames.

Face à l’histoire du camp et du bâtiment de ce Mémorial, parmi les multiples manières d’aborder ce site, j’ai choisi la moins spectaculaire de mes idées. J’ai souhaité entamer une réflexion à partir de petits détails presque insignifiants pour remonter l’histoire du site au travers des individus qui y ont vécu malgré eux. Les témoignages directs des internés sont la base de ma proposition artistique. Je ne fais pas référence aux Harkis, aux Juifs, aux Tsiganes, aux prisonniers allemands, à la Croix-Rouge ou aux Espagnols du camp de Rivesaltes ; je préfère reprendre les mots de Zohra, Marie Weiss-Loeffler, Harry Geringswald, Antoine de la Fuente y Ferraz ou de Friedel Bohny-Reiter. Ils auraient pu être nos grands-parents, frères, sœurs, amis. Nous pouvons tous nous projeter et revivre leurs récits. Les anecdotes donnent parfois d’avantage à voir et à comprendre que les grandes lignes de l’Histoire.

Mon parti pris artistique se situe à la frontière du visible et limite a minima la présence physique de certaines des œuvres en passant parfois par des gestes discrets. À travers un parcours de six oeuvres installées dans le Mémorial, j’ai cherché à m’infiltrer dans le bâtiment comme une fuite d’eau qui pénétrerait la façade par de micro-interstices pour longer les murs, en me déplaçant comme une goutte lente et régulière qui s’écoule et termine parfois loin de sa source, là ou l’on n’attend pas forcément la flaque qui va pourtant apparaître. »

Emmanuel Régent, octobre 2015

« Chaleur accablante sur le camp. Le fil de fer barbelé tiré étroitement autour des îlots K et F est oppressant. Les plaintes des gens tourmentés flottent encore dans l’air. Je les vois sortir en longues files de leurs baraques haletant sous le poids de leurs affaires. Les gardiens à leurs côtés. Se mettre en rang pour l’appel. Attendre des heures dans un champ exposé au soleil. Puis arrivent les camions qui mènent vers les voies de chemins de fer. Ils sortent des camions entre deux rangées de gardiens et entrent, les uns hésitants, les autres apathiques, quelques-uns l’air défiant, la tête haute, dans les wagons à bestiaux. Cela dure des heures jusqu’à ce que tous soient entassés dans les wagons où il fait une chaleur étouffante. Je vois des visages connus à travers les barreaux. Formulant encore une demande, criant un remerciement. À chaque ouverture, deux gardiens. J’observe des visages. Même le désespoir ne s’y trouve plus dans ces visages, vieillis, délabrés et mornes. Du dernier wagon on entend un « Au revoir ». Nous nous en allons vers le camp ».

Friedel Bohny-Reiter, infirmière Suisse internée volontaire au camp de Rivesaltes.
Extrait du 19 août 1942 de son livre Journal de Rivesaltes

À plusieurs reprises dans son journal, Friedel Bohny-Reiter, infirmière Suisse affectée à Rivesaltes de 1941 à 1943 fait référence aux files d’attente de prisonniers Juifs qui rejoignent les trains de la mort en partance du camp.
Ce dessin a été conçu pour le Mémorial dans le prolongement d’une série débutée par l’artiste il y a dix ans. Les personnages de ses files sont volontairement représentés avec des vêtements contemporains. Les hommes et les femmes de ce diptyque pourraient tout aussi bien faire la queue devant un théâtre ou à l’entrée d’une exposition dans une société épanouie, comme ils pourraient également attendre des papiers ou de la nourriture suite a un exode, une guerre ou une catastrophe. Un questionnement pour inviter le spectateur à se projeter dans cette foule qui pourrait nous rappeler tout autant l’actualité que les pires heures de l’Histoire.

2. Le gardien, 2015

Montre Breitling Sprint de 1969 ayant appartenu à l’artiste, gravure sur plaque en cuivre,
16 x 27 cm.

« …Il y avait des gardiens qui avaient un terrain de foot, enfin, ce qu’on peut appeler un terrain de foot avec quatre, cuatro palos, quatre bâtons qui faisaient les buts, et puis de la terre battue… ils organisaient des matchs de foot, et ceux qui étaient plus âgés que moi participaient, jouaient, dont mon frère. Et là, j’ai le souvenir extraordinaire. J’avais été avec mon frère ce jour-là, c’était un matin, au printemps, jusqu’au terrain de foot. Et y’ a un gardien qui jouait, qui est venu vers moi, moi, j’étais sur la touche, sur le côté, il m’a mis dans les mains une montre-bracelet.Faut dire que c’était la première fois de ma vie que je voyais une montre-bracelet, je connaissais les autres montres à gousset, comme avaient mon père, mon grand-père, etc., mais montre-bracelet, à l’époque, pour nous, c’était inconnu. Et il m’a dit « Tiens, petit : garde-moi la montre ».

Alors, je l’ai gardée précieusement dans mes mains, parce que pour moi, c’était quelque chose d’important, qui avait une valeur, et puis, vis-à-vis de cette personne, je voulais démontrer ce que j’étais au niveau honnêteté. Parce que nous étions quand même fiers d’être ce que nous étions, malgré tout.Et alors, le match a fini, tout le monde s’est éparpillé, ils sont partis. Et moi, je me suis trouvé tout seul, là, à attendre. Et cet homme ne venait jamais. Et puis… mon frère me dit : « Sabes que, nos vamos por la barraca, porque ya llevaremos al comisaria y ellos sabrán de quien es. » Au bout d’un moment, je vois arriver quelqu’un en courant et c’était lui.Il m’a dit « Petit, tu as toujours ma montre ? » et j’ai dit : « Voilà ». Pour moi, c’était une fierté de pouvoir conserver cette montre qui n’était pas à moi… et pouvoir la rendre à son propriétaire.Ce sont des petits détails, qui, au jour d’aujourd’hui n’ont l’air de rien, mais qui pour nous avaient une grande importance. »

​Antoine de la Fuente y Ferraz, Espagnol réfugié au camp de Rivesaltes.

Cette oeuvre est inspirée du témoignage d’Antoine de la Fuente y Ferraz , un jeune Espagnol fuyant Franco, alors âgé de 11 ans lors de son arrivée au camp. Le titre fait à la fois référence aux gardiens du camp qui jouaient au football avec quelques internés et aux deux gardiens de but de ce match.Antoine relate une anecdote qui résume à la fois la violence du quotidien, où, comme le décrivent d’autres internés, chacun protège ses objets avec la peur de se les faire voler la nuit et le manque de confiance en l’autre quand on est démuni, au point de parfois ne plus se sentir humain. Cette histoire raconte comment à travers la marque de confiance de ce footballeur, cette montre devient le symbole d’une humanité retrouvée un instant, entre deux personnes qui ne se connaissaient pourtant pas.Le geste artistique d’Emmanuel Régent consiste à faire don de sa propre montre au mémorial, une Breitling Sprint. Ce chronographe mécanique de collection auquel il tient beaucoup l’a accompagné pendant quelques année ; il l’a emporté lors d’une expédition scientifique sur la goélette Tara où il était en résidence durant l’été 2014. L’artiste a vécu une aventure extraordinaire sur ce bateau qui a parcouru les îles des Cyclades en Grèce, puis Chypre et enfin Beirut au Liban, où il a dessiné durant une dizaine de jours les ruines de cette ville marquée par les guerres.Présentée dans une petite vitrine intégrée au grand comptoir d’accueil, cette montre pourra aussi servir d’outil pédagogique lors de visites scolaires et être confiée a un élève durant une partie de la visite pour rappeler l’histoire d’Antoine. Cette montre mécanique peut être remontée si un jeune visiteur souhaite l’actionner à nouveau pour se remémorer la fragilité du souvenir, symbole d’une Histoire qui ne doit pas se répéter.

3. Ne nous oubliez pas, 2015

Abrasion sur verre, 1 x 17 cm, gravure sur plaque en cuivre, 13 x 22 cm.

« La chose qui m’a donné le courage de publier mon livre Le journal de Rivesaltes et d’accepter de faire le film, c’est une femme qui était déjà dans le train de déportation. À la fenêtre ouverte elle m’appelle : « Schwester Friedel, Vergessen Sie uns nicht. ». Ne nous oubliez pas. Et ça, je crois qu’à cette phrase, à cette femme, je suis restée fidèle. Parce que même si je le voulais, je ne peux pas les oublier. »

Friedel Bohny-Reiter, infirmière Suisse internée volontaire au camp de Rivesaltes.
Témoignage extrait du documentaire Journal de Rivesaltes 1941 – 1942 de Jacqueline Veuve.

Cette phrase adressée à Friedel Bohny-Reiter, l’infirmière Suisse du camp, a été prononcée par la seule personne anonyme du projet de l’artiste, une femme juive parmi la foule qui s’apprêtait à monter dans le train qui la mènera à la mort avec tant d’autres. Spectatrice impuissante de cette vision horrible, l’infirmière raconte son désarroi et sa promesse tenue vis-à-vis de cette femme.
Emmanuel Régent a souhaité inscrire cette phrase dans le bâtiment en la gravant sur une des rares vitres en forme de meurtrière ouverte vers l’extérieur du mémorial. L’inscription à hauteur d’un mètre quarante environ n’est visible que lorsque l’on se rapproche au plus près de la vitre.

expositions rivesaltes
exposition rivesaltes

4. La nuit, 2015

Feutre à encre pigmentaire sur papier, cuivre, 110 x 130 cm, socle en chêne, 46 x 46 x 39 cm, gravure sur plaque en cuivre, 13 x 22 cm.

« En fin de journée on nous a demandé de remonter dans les camions pour aller à Rivesaltes. La noria des véhicules se mit en marche. Il faisait déjà nuit. J’ai su bien des années plus tard que l’État français nous cachait. Nous devions être invisibles aux yeux des Français. Voilà pourquoi on nous déplaçait seulement à la tombée du jour. »

​Zohra, Harkie reléguée au camp de Rivesaltes
Propos recueillis par Fatima Besnaci-Lancou
in Nos mères, paroles blessées, Léchelle, Ed. Emina Soleil, 2007.

À travers le témoignage de Zohra, Emmanuel Régent a souhaité réaliser le dessin d’un ciel étoilé à l’encre noire. La technique de remplissage au feutre fin est volontairement lente pour accentuer le temps de réalisation qui fait référence à l’attente et à l’internement.
Ce dessin est également une métaphore du seul spectacle poétique visible depuis le camp, le ciel étoilé la nuit comme une rare échappatoire vers le cosmos et l’imaginaire pour les prisonniers. Cette oeuvre évoque aussi et surtout les nuits durant lesquelles les harkis étaient transportés d’un lieu à un autre à l’abri des regards, subissant la honte et, comme aujourd’hui encore, le manque de considération de notre nation. L’œuvre est encadrée avec du cuivre, l’ensemble est disposé sur un socle en chêne déplaçable. La mobilité de l’œuvre fait écho aux déplacements des Harkis, quand « la nuit » couvrait les mouvements des camions aux yeux des habitants des villages alentour.

5. Sans titre, 2015

Boite de conserve métallique, rouille, gravure sur plaque en cuivre, 13 x 22 cm.

6. Plan d’évasion, 2015

Impressions sur tickets d’entrée, gravure sur plaque en cuivre, 13 x 22 cm.

À travers ses lectures, Emmanuel Régent a trouvé peu de témoignages directs de Tsiganes internés au camp. Par contre, plusieurs ouvrages indiquent le grand nombre de leurs évasions. Plus d’un Tsigane sur deux s’est échappé du camp entre 1941 et 1942. Dans son ouvrage Les tsiganes au camp de Rivesaltes (Lienart, 2014), Alexandre Doulut note que « 66% des internés (884 sur 1334) tsiganes de Rivesaltes s’en sont évadés au moins une fois. […] Si les tsiganes sont repris, en cas d’évasion, ils le doivent souvent à la complicité active de la population, qui se montre en outre très réticente, quand ils habitent les communes où les nomades libérés sont astreints à résider ».

La proposition de l’artiste est un geste minimal et radical, il s’agit simplement d’inscrire sur chaque ticket d’entrée du mémorial la date précise d’évasion de Marie Weiss-Loeffler, jeune femme Tsigane mentionnée dans les registres consignés par l’administration du camp et reproduits dans l’ouvrage sus-cité. Un geste artistique aux symboles forts en hommage à une internée qui a choisi de s’évader pour repasser la ligne de démarcation et retourner dans sa région en Alsace. L’espace vide sur la plaque exprime l’évasion et donc l’absence de cette femme redevenue libre. Le ticket d’entrée est souvent un objet qui est emporté par les visiteurs en dehors du site et parfois même conservé longtemps après, comme une trace, un souvenir. Avec cette proposition, le ticket d’entrée s’inscrit dans un acte artistique et devient une œuvre. C’est une manière de rejouer l’évasion de ce camp au travers du visiteur qui l’emportera avec lui.

exposition rivesaltes

Manuel Valls, Najat Vallaud-Belkacem et Emmanuel Régent lors de l’inauguration du Mémorial vendredi 16 octobre 2015