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DÉBORDEMENT

Entretien avec Emmanuel Régent par Hélène Lallier, avril 2012

L’image, son avènement, sa fuite ; l’infiniment grand et l’espace sont des composantes fondatrices de votre réflexion. Comment les intégrez vous dans votre pratique ?

J’essaie de construire des échappatoires, d’organiser des fuites, d’ouvrir des sorties par le blanc du papier ou de creuser des accès vers la couleur en ponçant la peinture. Mon travail s’inscrit dans la lenteur, le manque : je construis des espaces de suppositions, de divagations et d‘égarements géographiques et temporels. Je mets en place des principes d’apparitions instables pour inviter le regardeur à combler des absences. Par des processus et avec des matériaux simples, je questionne les systèmes de communication invisibles induits par les nouvelles technologies, la circulation des images et l’effacement de leurs supports matériels.
La pratique du dessin et de la peinture me permet d’ interroger tant la surproduction que la dématérialisation des images. Les grands formats me donnent la possibilité d’intégrer le corps du spectateur dans mes travaux.

J’ai souvent appliqué la logique des matériaux : je choisis une matière, un support en fonction de l’idée afin de poursuivre le fond par la forme. De plus en plus j’essaie de me laisser envahir par les évènements, de lâcher du lest et d’accepter parfois de ne pas avoir d’idée de départ.
Je prends mes sources dans mon quotidien, mes lectures, mes temps morts, j’essaie d’être attentif aux choses simples, banales, sans importance. Je ramasse des pierres, traîne sur le net, polis des hélices, dépose des sacs dans des endroits publics, réalise des dessins de files d’attente, de manifestants ou de bord de mer.

Dans Sortir de son lit en parlant d’une rivière, il y aura un mur en inox de dix mètres au Centre d’art contemporain des Adhémar: ce travail, et plus largement, votre pratique, traitent-ils, d’une sorte «d’archéologie du futur»?

Réalisé grâce au soutien d’Aperam, ce mur sera la seconde sculpture d’une série qui a débuté avec une première pièce en inox réalisée en 2007. Il s’agissait de l’exacte reconstitution d’une pierre taillée avec ses morceaux brisés qui se trouvent dans la rade de Villefranche sur mer à quelques mètres de profondeur. J’ai mesuré précisément le bloc déplacé de son architecture initiale (certainement détruite) pour le faire reproduire à échelle 1 en inox soudé.
Le mur présenté au château est composé d’une cinquantaine de blocs d’environ 30 x 40 cm. La sculpture mesure 10 m sur 1m50 de hauteur et pèse 900kg. La modularité de la construction permet de varier les possibilités autant dans la forme que dans la taille. Cette pièce imposante ne reproduit pas un mur de pierre sèche existant mais une fiction basée sur des faits réels ; une architecture métallique créée à l’aide de technologies récentes pour le découpage et la soudure, mais dans la tradition d’un savoir-faire manuel et artisanal (Alain Quénel et son équipe – Saragalla / Marseille).

Construire un mur est un « geste premier » de sculpteur, une élévation verticale à la fois un espace de protection et de séparation : j’aime travailler avec un matériau « inoxydable », et aussi reconstituer une forme ancienne, basique, en intégrant la lente dégradation du temps sur la pierre comme modèle formel pour réaliser une pièce froide, lisse, chirurgicale qui renvoie à l’art conceptuel et minimal.

Sortir de son lit en parlant d’une rivière est la définition du terme « Divagation » dans le Littré : l’archéologie est pour moi une divagation organisée. Celle de demain sera-t-elle la redécouverte dans le futur des formes nouvelles d’aujourd’hui ? Ma sculpture signifie l’inverse car un mur en ruine est une présence intemporelle. Notre civilisation a fait de la ruine une architecture à part entière, intégrée et assimilée aux paysages contemporains. Ce mur en inox est une interprétation symbolique, une archéologie imputrescible où forme et matière sont étrangères l’une à l’autre. Les éclats métalliques sont éparpillés et jonchent le sol comme les pièces manquantes d’un puzzle aquatique, d’une architecture égarée.

Le mur sera présenté au MAMAC dans une exposition individuelle, en octobre 2012.

La ligne d’horizon est un vecteur dans vos immenses formats, dans la construction des images. En quoi votre travail de peintre et de dessinateur fait-il appel à une forme de classicisme dans le traitement? Et pourquoi?

La ligne d’horizon est une forme constante dans mon travail, principalement dans mes dessins et sculptures (Horizon, 2005, Entre deux lignes, 2007). Il s’agit là encore d’un geste premier : pour dessiner un paysage, l’action la plus simple consiste à tracer une ligne horizontale, c’est le début de l’évasion…
Je dessine avec des feutres fins pour remplir les parties sombres. Il s’agit d’un grésillement graphique qui rappelle le pixel, mais dans un geste laborieux, progressif. Pendant les heures de remplissage, je m’évade en réfléchissant à mes sculptures et aux déplacements de l’hélice.

Le poids des images et des livres se mesure aujourd’hui en kilo-octets. Je dessine la soustraction par l’économie du tracé. Je peins sur une toile spécialement étudiée pour recréer un grain rappelant les pixels du numérique : je recouvre de matière dans un premier temps, dans un lien plus charnel, physique, pour, après le séchage, poncer la couleur et retrouver la lumière du dessous. Je passe les couches de couleur au rouleau dans un certain ordre mais à rebours, comme on composerait une partition à l’envers. L’imagerie médicale, les vues spatiales, les courbes de chaleurs, la révolution numérique influent fortement ma pratique. Je cherche à voir comment ces technologies peuvent s’infiltrer dans une approche classique de la peinture : pigment + liant / acrylique + eau. Quand je pense « peinture », c’est à la fois liquide et solide : j’envisage la pensée liquide du faire, du mouvement, l’action avant le séchage ; puis la tension, le durcissement, la cristallisation du pigment et du liant en solides sur la toile ou le bois.

J’utilise la ponceuse pour chercher la couleur, la réveiller. Ce geste me permet de retrouver la lumière de l’écran (par derrière) uniquement à partir de peinture acrylique sur de la toile. Sur le modèle des images médicales, j’utilise les contrastes colorés non pas à des fins esthétiques mais pour délimiter des secteurs de formes. Mes dessins identifient des objets identifiables alors que mes peintures identifient des objets non identifiables.